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La forêt sacrée de Gbêypleu

Dans les tréfonds de la forêt sacrée de Gbêypleu, dans le Nord-ouest ivoirien, dort une fille qui fut autrefois sacrifiée pour que grandisse et prospère l’ancien village de Man.

Cette bourgade qui a donné naissance à la ville portant le même nom- également appelée la région des 18 montagnes et aujourd’hui à majorité musulmane-, avait vu passer avant 1900 un influent voyant. Celui-ci avait ordonné aux anciens de «sacrifier une fille unique de ses parents aux dieux, s’ils voulaient développer Man», raconte Gonce Pierre, chef central de Tonkpi (collectivité territoriale ayant pour chef-lieu la ville de Man).

Après une longue quête, l’objet du sacrifice est trouvé puis emmené aux sages du village avec l’accord de son père et à l’insu de sa mère. «L’infortunée» se nommait Manlo et provenait d’une ethnie de la région, les Yacouba. Arrivée dans la forêt où les doyens qui avaient déjà fait creuser une fosse béante, invitent la fille à y descendre pour récupérer un objet sur la natte qui recouvre le fond de la fosse. En réalité, c’était un piège, poursuit le conteur octogénaire.

La pauvre présent un mal, mais ses vis-à-vis la rassurent par des mots «trompeurs». Une fois au fond de la fosse, ils lui lancent: «Eh bien notre fille ! Tu es le choix de la tribu pour obéir à un rituel utile pour le développement de notre village. Tu seras enterrée ici vivante».

Terrifiée, Manlo se met vainement à supplier pour retrouver sa liberté. Se sentant dans une implacable situation, elle pose trois principales conditions, pour accepter d’être sacrifiée.

«Premièrement, n’acceptez jamais que vos filles mariées soient mal accueillies chez vous lorsqu’elles vous demandent secours. Cherchez à les satisfaire au lieu de les maltraiter. Deuxièmement, ne faites jamais palabre à un étranger, si vous voulez que ce village grandisse. Ma troisième condition, dit Manlo, c’est que vous gardiez cette forêt hors de toute souillure corporelle ou morale. Toute famille qui n’observera pas ces principes se verra disparaître.»

Les dignitaires du village acceptent tout de suite les conditions posées par Manlo, se mettant ensuite à la recouvrir de terre jusqu’à combler le trou.

«Ce lieu est toujours là dans la forêt, et nous nous y rendons régulièrement pour faire des sacrifices. Voilà pourquoi la forêt de Gbêypleu est considérée comme sacrée», explique M.Gonce.

Le village veille encore aujourd’hui au respect scrupuleux des exigences de la sacrifiée. «On ne coupe pas les arbres, on n’y défèque pas, etc.», relève le chef traditionnel.

La présence d’une grande population de singes dans cette forêt relève aussi d’une histoire toute particulière.

A l’époque «des hommes spéciaux venaient vendre leurs marchandises sur le marché de la région. Ces hommes avaient une queue et une tête semblables à un cynocéphale [singe vivant en Afrique, dont le museau ressemble à celui d’un chien, ndrl]. Ils étalaient et vendaient leurs marchandises, assis jusqu’au soir sur leur queue qu’ils roulaient en guise de siège», raconte le chef traditionnel.

Il reprend son souffle et poursuit: «Tous les autres commerçants quittaient le marché avant ces êtres spéciaux, dont nul ne pouvait deviner l’origine. Pour nous, les singes qui sont aujourd’hui dans la forêt de Gbêypleu représentent d’une manière ou d’une autre ces êtres insolites.»

La sacralité de ces animaux est incarnée par le comportement des villageois à leur égard. «Même avec l’avènement de l’épidémie du virus Ebola, et la crise alimentaire, personne n’ose chasser ces singes», témoigne le chef central de Tonkpi et il insiste: « Effectivement ! Nous n’en tuons pas, nous n’en consommons pas. Et quiconque cherche à braver cet interdit trouve malheur sur son chemin.»

Tel était le cas d’un Sénoufo, chef de guerre rebelle du Mpigo [mouvement patriotique ivoirien du grand ouest], une des composantes des Forces Nouvelles, ex-rébellion du Nord dirigée de 2002 à 2011 par Guillaume Soro: « Il a tué un des singes sacrés. On l’a mis en garde lui signifiant qu’il venait d’enfreindre à un totem. Mais Il nous a répondu par des propos irrévérencieux du genre: Vous laissez les singes trainer, alors qu’on a besoin de viande? En tout cas, moi j’en mangerai», rapporte M.Gonce.

La sentence ne s’est pas fait attendre, selon le témoin. Six jours plus tard, ce soldat rebelle a eu un problème avec ses frères d’armes qui l’ont exécuté pour n’avoir pas remboursé l’argent d’une dame. » Coïncidence ou conséquence d’un sortilège?, M.Gonce opte pour la seconde probabilité.

Si certains habitants de la région continuent à croire en la sacralité de la forêt, d’autres s’avèrent motivés par l’argent et comptent vendre les parcelles qui leur appartiennent. Ce qui constitue selon M.Gonce une transgression des promesses faites à la jeune sacrifiée.

«Autrefois très vaste, la forêt se limite aujourd’hui à un hectare. La cupidité des hommes s’annonce sans limites. Mais, il ne faut pas perdre de vue que la malédiction s’abattra tôt ou tard sur les traîtres», alerte le témoin, mettant en jeu l’existence de toute une population.

Il ajoute dans ce sens: « Au lieu de penser à vendre des parcelles, il faut plutôt planter de quoi nourrir les singes. Autrement, nous allons tous vers notre perdition spirituelle et physique», assène-t-il, à propos de la forêt portant le nom du premier chef Gblê Gbêyi, qui aurait vécu 130 ans.

Ce chef avait un petit campement près du marché où se trouve cette forêt. C’est pourquoi toute personne désireuse de s’y rendre, disait «je vais à Gbêypleu».

Telle est la légende qui continue à marquer les tréfonds de l’âme humaine et de la forêt sacrée de Gbêypleu, du côté de Man.

Source: AA/ Man (Côte d’Ivoire) / Issiaka N’Guessan – https://www.aa.com.tr/

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